Je me suis engueulé avec une vieille, à la poste, parce que je profitais de la traditionnelle priorité aux handicapés pour griller toute la queue.

Elle commence : "tiens, lui aussi". Moi : "vous parlez de moi madame ? J’échange ma canne blanche et ma cécité contre votre situation, ça vous tente ?
 C’est vrai, on paye des impôts et vous vous touchez des allocations, et vous croyez que tout vous est dû. Et pourquoi croyez-vous que je parlais de vous, il y a d’autres gens ici.
 Madame, soyez courageuse au moins. Vous parlez de moi et, parce que je ne vous vois pas, vous essayez de mentir.
 Et bien moi, j’ai une voisine aveugle, et bien elle bat son chien.
 Je n’est pas de chien.
 Dommage pour vous.
 Mais j’en ai eu un.
 Et bien ces chiens, c’est qui qui les paye. Ce sont nos impôts. Et bien ce n’est pas normal qu’on les batte.
 Vous me dites ça à moi, mais je n’ai plus de chien, et donc je ne bats pas de chiens.
(rires autour)
En plus, les écoles de chiens guides sont financées par des dons privés, vous pouvez leur donner ou pas.
 Ca m’étonnerait, il y a des écoles, une fédération nationale.
 Oui, et ces écoles sont essentiellement financées par des dons privées.
 De toutes façons, ce n’est pas à vous que je parlais. Il y avait un autre monsieur qui est passé avant vous, devant tout le monde, et sans rien dire. Ce n’est pas normal.
 Et vous avez dit "et lui aussi. Vous ne trouvez donc pas normal que j’ai la priorité, que je puisse passer devant vous ?
 Je n’ai pas voulu dire ça. Je n’ai pas voulu dire que ce n’est pas normal que vous passiez devant nous, mais que vous passiez avant nous. (rire des spectateurs)
 Belle leçon de sémantique. Je me demande tout de même si je ne préfère pas la cécité à la bêtise.
 Sans doute vaudrait-il mieux pour vous que vous soyez sourd.
 En plus d’être aveugle, comme ça je ne vous entendrais ni ne vous verrais ?
 Non, seulement sourd et muet.
 Ha oui, comme ça je ne vous casserais pas les oreilles.
 De toutes façons, quand on voit ce qu’on voit.
 Et qu’on entend ce qu’on entend." Rire des spectateurs.
Le guichetier : "Madame ?
 Non c’est à monsieur, il a la priorité."
 Moi : "Non vraiment, je préfère vous laisser passer devant"
La Mégère : "non non, c’est votre tour, vous avez la priorité".
Un mec dans la queue plus loin : "Bon, si vous ne voulez pas y aller ni l’un ni l’autre, je veux bien y aller à votre place moi." Acquiescement de quelques autres.
Je n’ai pas eu toute cette discussion inutile et absurde pour reculer maintenant. Avec un petit brin de culpabilité tout de même, je m’avance vers le guichet. Fin de l’altercation.

J’’ai argumenté connement, en réaction, cherchant à faire des effets, à garder la face. Pourquoi ne lui ai-je pas expliqué que, si je profitais de cette priorité c’est parce que, par ailleurs, je perdais beaucoup de temps et d’énergie pour me déplacer, parce que les trottoirs sont trop petits ou trop encombrés, parce que les bagnoles se garent n’importe où, parce que je me cogne, je me stresse, je me perds, j’ai peur, de traverser, de me blesser, de mourir. Alors là, pour une fois que je peux gagner du temps et de l’énergie, j’en profite. Pourquoi suis-je rentré dans sa dialectique insensée, au lieu de lui dire les vrais raisons pour lesquelles je me permettais de passer devant elle. Elle avait l’air tellement rongée par la jalousie, sans doute mal ou pas aimée, que peu importe ce que j’ai dit, son discours aurait été le même. Mais moi je me sentirais mieux maintenant, au lieu d’avoir succombé à la tentation de l’affrontement, à l’orgueil blessé, à mon ego mal placé. Il me reste décidément bien du chemin à faire pour me sentir en accord avec un semblant de moi-même.